Ce prix est décerné par Médecins francophones du Canada à un·e étudiant·e en médecine inscrit·e dans une Faculté de médecine canadienne pour la qualité du français écrit en médecine.
Le texte soumis devait être le résumé d’une rencontre significative avec un·e patient·e vécue par l’étudiant·e depuis le début de ses études de médecine.
Les critères de sélection sont la qualité de la langue et le contenu (originalité du propos, réflexion en profondeur, impact – ressenti – pertinence pour l’étudiant·e).
La lauréate 2024 est Mme Nada Barakat, pour son texte intitulé « Les cicatrices d’une vie ».
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LES CICATRICES D’UNE VIE
Par Nada Barakat
Bercée par le profond silence de la nuit enchanteresse, le fardeau de l’épuisement pesant sur mes épaules, je voulus m’emmailloter dans mes draps. Mon esprit était préoccupé, tourmenté par les pensées qui tournaient en boucle. Je voulus succomber à la lassitude de la journée et laisser mon esprit vagabonder à son aise. Les ombres des formes indistinctes autour de moi invitaient mes yeux à se clore. Le souffle du soir léger et son air printanier m’appelaient au repos. Tout m’invitait à plonger dans un sommeil profond. Et pourtant, je n’y parvenais pas. Que faire, que faire?
Me tournant et me retournant dans mon lit, je sentais mon corps se contracter. Mon cœur semblait se serrer, comme pris dans un étau invisible, tandis que mon bonheur semblait s’évanouir dans les ténèbres de la nuit. Le monde me semblait flou, vidé de ses sens. Le temps semblait se figer, la nuit était interminable, prolongeant mes tourments intérieurs.
Je me levai, cherchant désespérément un répit à cette angoisse étouffante. Aussitôt debout, un violent vertige s’empara de moi, m’assaillit, comme si le sol se dérobait sous mes pieds. Mes jambes semblaient ne plus vouloir me porter. J’étais épuisée, lassée. Je sentais le poids accablant de l’histoire d’Ali, ce patient dont le récit avait marqué mon esprit depuis ce matin-là, continuant à me préoccuper.
« Je n’y peux rien », me répétai-je sans cesse. La perte de contrôle me hantait. L’impuissance habitait mon esprit… Je n’y pouvais rien. « Libre. Je veux être libre. » Ses paroles me tourmentaient, me plongeaient dans une angoisse profonde. Un torrent impétueux de chagrin mêlé d’inquiétude ternissait mes pensées. Étouffant mes pleurs, je chassais le moindre reflux sentimental. Des questions me traversaient inlassablement l’esprit. Que faire, que faire?
Ali. Ce nom résonnait dans les méandres de ma conscience, tel un écho persistant dans les recoins sombres de mon esprit. Avant de m’abandonner aux bras du sommeil, son nom surgissait comme une énigme à déchiffrer, une présence insaisissable dans les corridors de ma mémoire.
« Ali? C’est à vous monsieur. »
Je tendis la tête pour voir le troisième patient de la journée. « Ali, c’est un cas spécial », murmura le médecin, comme s’il révélait un secret bien gardé. J’acquiesçai d’un mouvement de tête, comme pour lui dire que j’étais prête. C’était un stage d’observation dans une clinique de demandeurs d’asile, et jusque-là, j’avais rencontré plusieurs patients.
Mais aucun comme Ali.
La porte s’ouvrit avec un grincement léger, laissant entrer un grand homme à stature imposante dans la salle d’examen. Ses épaules larges semblaient occuper tout l’espace tandis qu’il avançait d’un pas lourd et boitant. Son visage, impassible et secret, était encadré par une barbe drue. Son regard, fixé obstinément vers le sol, semblait fuir toute lumière extérieure. Chacun de ses gestes révélait une fatigue invisible, une lassitude insaisissable.
Le médecin commença à poser des questions à Ali d’une voix calme mais impersonnelle, sa froideur trahissant une certaine distance émotionnelle. Malgré ses efforts pour établir un contact, Ali semblait peu enclin à répondre. Ses réponses étaient brèves, à peine audibles, et son regard fuyait le nôtre. Chacune de ses paroles semblait être extirpée de force de sa poitrine. Pendant un moment, un silence pesant s’installa dans la salle, comme si chacun retenait son souffle.
Puis, Ali parla. Il expliqua brièvement qu’il souffrait de douleurs aux hanches et aux genoux, ajoutant qu’il avait du mal à trouver le sommeil ces derniers temps. Le médecin lui conseilla de pencher la structure de son lit pour élever ses jambes, mais Ali sembla perplexe, ne comprenant pas tout à fait comment procéder. Sans hésiter, je m’immisçai dans la conversation en lui suggérant d’utiliser des livres placés sous les pieds de son lit pour le surélever.
Le patient m’adressa un sourire reconnaissant, et dans cet échange de regards, je ressentis comme une invitation tacite à poursuivre la conversation, une impulsion à lui poser davantage de questions. Je sentais une ouverture dans son attitude réservée. Avec délicatesse, je lui demandai s’il avait été confronté à des difficultés particulières lors de son voyage jusqu’au Québec.
À la mention de son voyage, je vis Ali s’accabler un peu, comme si les ombres du passé menaçaient de l’engloutir à nouveau. Face à cette détresse évidente, je me mis à réfléchir à toute vitesse, cherchant avidement une manière de détourner la conversation, espérant dissiper ne serait-ce qu’un instant cette atmosphère pesante.
« Vous avez déjà goûté à la poutine? » lui demandai-je promptement avec un sourire. Sa réaction fut instantanée : un léger sourire étira ses lèvres, puis un petit rire chaleureux s’échappa de sa gorge, dissipant momentanément le voile de tristesse qui assombrissait son regard. La simple mention de ce plat emblématique québécois semblait lui apporter un moment de légèreté.
Le médecin, remarquant la réaction d’Ali et souhaitant apporter un peu de réconfort, lança avec bienveillance : « On pourrait en commander si vous voulez rester après l’examen. »
À cette proposition inattendue, Ali leva les yeux, son visage s’illuminant d’un éclat surprenant. Un sourire timide se dessina sur ses lèvres, trahissant au sein de son regard assombri une certaine lueur de joie. C’est alors que, durant la conversation, j’appris qu’Ali n’avait même pas assez d’argent pour s’acheter un billet d’autobus. Malgré ses douleurs intenses et ses ligaments déchirés, il devait marcher jusqu’à la clinique.
Voyant qu’Ali semblât plus détendu, le médecin lui demanda s’il se sentait à l’aise pour enlever son chandail afin qu’il puisse l’examiner. Ali hocha légèrement la tête, signe qu’il était d’accord.
Ce fut un geste presque imperceptible, un mouvement hésitant de sa main tremblante, qui m’indiqua que le moment était venu. Il défit lentement les boutons de sa chemise, révélant une peau criblée de cicatrices, chacune comme une empreinte de son passé. Chaque cicatrice était une histoire en soi, un chapitre douloureux de son passé qu’il avait gardé caché pendant trop longtemps. Et alors que ses doigts parcouraient les lignes de son propre récit, je compris que j’étais sur le point de découvrir quelque chose de bien plus profond que je ne l’avais jamais imaginé.
« Ali est un esclave du Mali », murmura le médecin en se tournant vers moi. Ses yeux portaient un message silencieux, comme s’il voulait m’envoyer un avertissement discret, une indication subtile qu’il fallait être particulièrement sensible à la situation d’Ali. Ce dernier avait fui son pays natal et était arrivé au Québec il y a quelques jours seulement.
Les mots du médecin résonnèrent profondément en moi et un frisson parcourut mon corps. Les émotions s’abattaient sur moi comme un torrent impétueux. J’étais indignée face à l’injustice qui avait marqué le parcours de cet homme. Mes yeux se rivèrent sur ses cicatrices. Elles servaient d’un rappel poignant de la vaste réalité qui gisait au-delà de notre bulle urbaine, où les défis et les souffrances des autres semblaient reléguer nos préoccupations au rang de futilités en comparaison. Elles étaient un rappel que les atrocités subies par ceux qui ont été privés de leur liberté, réduits à l’état de marchandises, de simples objets au service des intérêts de leurs maitres, existaient encore.
Certaines des cicatrices qui zébraient la peau d’Ali semblaient avoir été gravées il y a des années, leurs contours flous, leurs tons plus clairs, comme des souvenirs lointains. D’autres, encore fraiches, arborant encore la teinte rougeâtre de la douleur, révélaient des blessures récentes. Certaines étaient fines et régulières, laissant deviner des coups répétés, tandis que d’autres étaient larges et disparates, témoignant de moments de violence plus farouche. Chaque cicatrice portait avec elle son propre récit de souffrance, une histoire racontée à travers des lignes dures et des crevasses dans sa peau. Chaque cicatrice était une mémoire vivante, tracée à même la peau, une réalité dont il était le seul à connaître la profondeur.
Ses mains rugueuses témoignaient des années de travail acharné et ses doigts meurtris portaient les stigmates distincts du dur labeur. Empreintes de callosités épaisses, d’écorchures et de marques d’usure, ses grosses phalanges rudes et bosselées reflétaient la réalité de sa vie laborieuse.
Les dislocations de hanche et les ligaments déchirés étaient des traces physiques d’une tragédie passée, des fragments d’un tableau de douleur et de courage, des œuvres d’art abstraites sculptées par les mains brutales de l’injustice.
Ali parut trouver avec nous un semblant de réconfort à mesure que le temps s’écoulait. Et alors nous confia-t-il qu’il peinait de retrouver le sommeil, perpétuellement hanté par le souvenir des cris déchirants de son ami d’enfance. Aucune parole, aucune larme, aucune imploration ne déviait le cœur de fer du maitre barbare, nous disait-il. Plus il criait fort, plus il battait fort; et là où le sang coulait le plus abondamment, c’est là qu’il battait le plus longtemps. Il le battait pour le faire crier, et le battait pour le faire taire; et ce n’est que lorsque la fatigue le gagnait qu’il cessait de balancer son bâton maculé de sang.
« Je n’étais qu’un enfant, mais je m’en souviens très bien. Je ne l’oublierai jamais tant que je me souviendrai de quoi que ce soit. C’était un spectacle des plus terribles. » Il nous confia que c’était le premier d’une longue série d’outrages de ce genre, dont il était condamné à être le témoin. Les images de ces actes barbares peignaient un tableau sombre de l’inhumanité, où la violence et la cruauté étaient monnaie courante, où la vie d’un être humain n’avait aucune valeur aux yeux de ceux qui l’asservissaient.
Après avoir amorcé son examen physique, le médecin prit une pause, semblant réfléchir à la meilleure manière d’aborder la suite de la consultation. Pendant ce temps, Ali baissa les yeux.
Le médecin lui demanda alors quel âge il avait, et ce dernier lui répondit qu’il avait 23 ou 24 ans, mais qu’il n’en était pas certain. À Gao, les gens ne tenaient pas compte de ce genre de choses, disait-il. Ali nous confia qu’on lui avait dit qu’il était facile de gagner de l’argent, que tout ce qu’il avait à faire, c’était de quitter le Mali, où tout le monde était pauvre, et de traverser les frontières pour aller ailleurs, où tout le monde était riche. Ailleurs, pensait-il, il y avait du travail et de l’argent, et il pouvait trouver un de ces emplois et gagner un peu de cet argent. Arrivé ici, cependant, il comprit que c’était loin d’être facile.
Arrivé à la frontière, il sentit le sous-entendu discret sur la couleur de sa peau qui prouvait bien qu’il n’était pas du pays. Il remarqua les esprits fermés et les paroles rancunières, il remarquera la haine que l’on dirige vers les étrangers. Mais ayant entamé ce long chemin pénible avec tant de force et de courage, ayant misé sa vie, il prenait des coups sans se lamenter. Il savait qu’il devait absolument continuer. Il savait qu’il devait fuir la misère et la détresse qui engloutissaient les hommes par générations entières. C’était le seul choix qui s’offrait à lui et à des milliers d’autres.
Après avoir échangé un regard empreint de compréhension, le médecin posa sa main sur l’épaule d’Ali, le rassurant en lui disant qu’il était là pour lui. Un léger sourire de gratitude se dessina sur le visage d’Ali face à la bienveillance assurée du médecin. Dans cette atmosphère chargée d’émotions, il semblait que le poids du passé s’allégeait peu à peu, le libérant de son destin malheureux inéluctable.
Ali leva les yeux, fixant le médecin avec une intensité brûlante qui semblait percer à travers les ombres de sa douleur, et dans un moment de résolution interne, il murmura : « Je veux être libre. » Sa voix était calme mais ferme, et chaque mot résonnait dans l’air comme un cri de désespoir retenu depuis trop longtemps. Ces mots, simples mais chargés de sens, résonnèrent dans mon esprit. Dans les profondeurs de son regard, je pouvais voir la flamme vacillante de l’espoir, la lueur fragile d’une résolution inébranlable. Confronté à une vie où le malheur était la norme et où le bonheur ne s’invitait que par effraction, Ali s’était faufilé entre les mailles de l’injustice et l’absurdité, à la quête de quelque moment de quiétude. Il souffrait d’une faim inassouvie, d’une soif pour la joie et la liberté dont il avait été privé.
À la fin de la consultation, Ali se leva de la table, un léger sourire étirant ses lèvres. Le médecin lui adressa un dernier regard encourageant avant de lui souhaiter bonne chance dans son parcours de guérison. En quittant la salle d’examen, Ali semblait porter sur ses épaules la promesse d’un avenir meilleur, sans doute nourri par la compassion et le soutien qu’il avait reçus ce jour-là.
Dans l’intimité de la salle d’examen, Ali m’avait rappelé l’essence humaine de la médecine. Chaque patient était bien plus qu’un dossier médical; il était un individu unique, porteur d’une histoire complexe tissée de rêves, de peines, de réussites et d’échecs. Chaque voix portait les échos de sa vie, comme autant de chapitres entrelacés, où chaque ligne racontait une expérience différente. En tant que médecin, il était essentiel de percevoir ces histoires comme autant de livres ouverts, chacun renfermant un univers de significations et de perspectives. Notre rôle était de les lire avec attention, de les comprendre, de s’immerger dans ce labyrinthe d’existences où chaque rencontre offrait un nouveau récit à découvrir, un nouveau chemin à parcourir.
Je compris que dans ce dédale humain, nous n’étions que des guides temporaires, des compagnons de route dans un voyage souvent incertain. Et pourtant, même si notre présence n’était qu’une étape éphémère, nous avions le pouvoir d’apporter du réconfort, de la guérison et, parfois, un simple éclat d’humanité dans ces vies souvent tourmentées.
Je compris que, même si les traitements médicaux pouvaient apaiser les maux physiques, c’est la présence bienveillante et l’écoute empathique qui apaisaient les blessures de l’âme. Je compris enfin la véritable signification de ma vocation. La médecine me servait comme rappel constant de ma responsabilité envers ceux qui avaient besoin d’aide, de soutien et de compassion. Mais parfois, je me demandais si c’était suffisant, si c’était tout ce que j’étais censée être. Je savais que la réponse ne se trouvait pas dans les pages d’un livre, mais dans ma capacité à écouter, à comprendre, à compatir. Au fond de moi, je savais que la médecine était plus qu’une simple profession. C’était une mission sacrée de servir les autres, de soulager la souffrance, d’apporter un peu de lumière dans l’obscurité.
Les cicatrices d’Ali étaient un filigrane des enjeux sociaux et politiques qui façonnent notre monde : au-delà de son récit se profilaient les contours d’une réalité complexe, où les destins individuels se heurtent aux forces impersonnelles de l’histoire. Dans chaque ligne gravée dans sa chair se lisait l’histoire d’une humanité en quête de justice et de rédemption; dans chaque cicatrice étaient soulevées des questions fondamentales sur la responsabilité collective envers les plus vulnérables de notre société, sur les injustices persistantes qui entravent le chemin vers un monde plus juste et équitable.
Alors, je me jurai de mener un combat sans répit pour la justice et la liberté pour tous ceux qui sont privés de leur dignité et de leur liberté, pour tous ceux qui aspirent à un avenir meilleur, qui souhaitent se débarrasser des chaînes de l’oppression et de l’injustice. Je me jurai de lutter sans relâche pour ceux qui sont opprimés et marginalisés, pour ceux dont la voix peine à s’élever dans un monde souvent indifférent, voire aveugle à leurs souffrances. Je m’engageai à être leur porte-parole infatigable, à faire résonner leurs aspirations dans les salles du pouvoir et les recoins de la conscience collective.
Je laissai échapper un soupir en fixant le paysage nocturne qui se déployait derrière la fenêtre. Il était tard. Sous le ciel étoilé, la nuit s’épanouissait. La pluie, qui tombait tantôt en une brume aussi légère que de la dentelle, tantôt en perles, argentait les arbres et s’abattait maintenant sur les fenêtres des maisons assoupies, tissant des mélodies sur les toits. Dans la pénombre de l’enchanteresse nuit, je me laissai me bercer par la symphonie de la pluie et des ennuis. Je laissai mes pensées errer dans un monde où la compassion et la bienveillance seraient guides. Dans un monde où chaque rencontre serait une opportunité de répandre un peu de lumière. Le sentiment de contrôle me revigorait. L’espoir naissant habitait mon esprit. Et alors je me demandais : « comment faire, comment faire? »
* Dans le souci de préserver l’anonymat et la confidentialité des personnes impliquées, le nom du patient présenté dans ce récit a été modifié. Les détails de son récit ont été racontés en respectant la vie de l’individu rencontré.