La psychiatrie, de Freud à aujourd’hui

Claudine Auger, journaliste
7 janvier 2021

Tout aussi adulé que critiqué, certes incontournable, Freud demeure à tout le moins un repère chronologique de la psychiatrie. Et parce que la meilleure façon de comprendre la psychiatrie actuelle est de comprendre son histoire et ses origines, le Dr Emmanuel Stip, professeur titulaire à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, partage ce tour d’horizon succinct.

L’inconscient exploré sous influence

Sigmund Freud fut le premier à considérer les traumatismes du passé comme responsables des maladies mentales. Depuis, évidemment, les diagnostics et les thérapies psychiatriques ont largement évolué. Pour le Dr Emmanuel Stip, ce qui en reste d’essentiel, toutefois, est certainement qu’en psychiatrie, « c’est dans le lien avec l’autre que l’on travaille ».

Si l’héritage de Freud teinte encore aujourd’hui les fondements de la psychanalyse, les débats du début du 20e siècle entre les psychanalystes et neuropsychiatres de l’époque, notamment les travaux de Gross (la dementia sejunctiva) ou de Zweig (la dementia disssecans) sur la démence précoce, ceux de Jung, Bleuler ou Kraepelin sur la schizophrénie, ont permis à nombre de concepts de trouver leur identité actuelle. Ce que soulève le conférencier avec fascination, c’est la spécificité de la psychiatrie à chercher dans le désordre, à tâtons, et parfois en expérimentant sur soi-même. « On explorait la fragmentation de l’esprit, la dissociation, la discordance, le délire paranoïde, en passant par des appuis externes à son propre organisme, comme des drogues encore mal connues… Freud était lui-même cocaïnomane et ses théories qui plongent dans l’inconscient, tout autant que ses thérapies, ou du moins certaines d’entre elles, ont probablement été produites sous influence. » Ceci étant, le Dr Emmanuel Stip rappelle l’importance de pratiquer avec du recul et un esprit critique.

Le contexte particulier de la psychiatrie

Devant une pathologie cardiaque, les spécialistes de tous les coins du monde, quelle que soit leur culture ou leur formation, concluront probablement à des traitements similaires, car ils vont docilement suivre les tout nouveaux algorithmes. En psychiatrie, toutefois, l’approche pourra considérablement varier selon le contexte socioculturel. « Par exemple, lors d’un acte suicidaire, le patient d’ici sera traité selon un certain protocole, bien loin de celui de Dubaï où le suicide est considéré comme un geste criminel. »

Notre compréhension des dédales psychologiques évolue et le classement des « maladies » — notamment par le DSM— , fluctue tout autant. Ainsi, il y a un siècle, on portait le deuil une année durant. « De nos jours, la durée attendue d’un deuil diminue sans cesse, menant rapidement à considérer ce processus normal comme une pathologie qu’il faut médicamenter », souligne le psychiatre.

Autre lieu où notre approche se transforme, celui de la sphère sexuelle. Freud, qui a marqué la psychanalyse par sa conception de la sexualité, serait-il perplexe devant la dysphorie de genre ? « Il y a quelques décennies à peine, l’homosexualité était inscrite comme une maladie au DSM. Notre discipline évolue ! Aujourd’hui, les soins offerts à la communauté LGBT se sont ajustés, facilitant la transition de genre elle-même. » Poursuivant dans cette lignée, le Dr Emmanuel Stip ajoute que chez les Amérindiens, le Berdache, cet « être aux deux esprits », est un individu d’un troisième genre, mi-homme, mi-femme, qui a un rôle propre dans sa communauté, illustrant ainsi le rôle socioculturel majeur dans notre manière d’aborder l’humain dans sa dimension psychologique. « Autre exemple, le RaeRae en Polynésie », ajoute le psychiatre.

Cette vision des comportements et de leurs dérives ne cesse de se transformer. Ici comme ailleurs, l’apport de la technologie n’est pas anodin : la modélisation de notre cerveau met quelque lumière sur ses mystères encore touffus. Et devant des réseaux neuronaux qui semblent mal câblés de patients anxieux, déprimés ou psychotiques, les spécialistes tentent d’intervenir au meilleur de leurs connaissances grâce à différentes molécules.

Les multiples voies à emprunter

Selon le Dr Emmanuel Stip, peu de découvertes ont étayé le coffre à molécules des psychiatres ces dernières décennies. « Depuis trente ans, il y a peu de nouveauté quant aux médicaments, c’est plutôt décevant et il y a énormément de progrès à faire. Il est vrai que les hasards ont été, bien des fois, la voie de passage vers la découverte de nouveaux traitements. » Ainsi en a-t-il été du lithium dont les bienfaits sur les fluctuations de l’humeur ont été constatés de manière fortuite il y a plus d’un demi-siècle. « C’est la sérendipité qui a donné les médicaments à la psychiatrie ! » En attendant d’autres heureuses découvertes, la recherche actuelle se penche sur le lien entre l’inflammation et la santé mentale.

Évidemment, les psychothérapies sont essentielles à l’approche thérapeutique en santé mentale. « Mais combien de sortes de psychothérapies sont listées dans Wikipédia ? 82. » Un éventail immense à proposer à ses patients, au risque de s’y perdre. « En tant que médecin, il faut être informé de l’aide supplémentaire à offrir à nos patients », rappelle le psychiatre. D’ailleurs, il s’interroge aussi sur des approches moins conventionnelles, comme la psychochirurgie. « Cette dernière technique, longtemps controversée, a-t-elle sa place aujourd’hui ? Comment peut-on soigner les patients souffrant de catatonie, par exemple ? Il y a encore énormément de recherche à effectuer à ce sujet. » Et les nouvelles techniques de stimulation cérébrales comme la rTMS (stimulation magnétique transcrânienne répétitive) ou la stimulation du nerf vague sont encourageantes.

L’avancée des neurosciences et l’incroyable progrès des technologies pourront certes bénéficier aux patients souffrant de pathologies qui diminuent considérablement leur qualité de vie et parfois les mettent en marge de la société. Freud, quant à lui, serait certes fasciné par le chemin parcouru et les options qui se déploient aujourd’hui. Malgré l’évolution du fascinant monde de la psyché, ce qui demeure l’essence de la psychiatrie, comme le répète le Dr Emmanuel Stip, c’est la relation. « Créer le lien avec le patient, dans un échange où chacun, le médecin comme le malade, doit s’adapter. Et si vous aimez votre métier, c’est que vous recherchez cette relation où il est possible de construire. »