Capsule scientifique tirée de la conférence de Laurent Turcot au Congrès annuel de médecine 2023
La médecine a fait couler beaucoup d’encre depuis des siècles, son histoire s’écrivant tranquillement pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. L’historien Laurent Turcot est professeur en histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et créateur de la chaîne YouTube L’histoire nous le dira. Il se spécialise en histoire européenne et canadienne du XVIe au XIXe siècle. Dans le cadre de cette conférence, il nous raconte trois moments marquants de l’histoire de la médecine qui ont structuré chacun un modèle très cohérent, quoique complètement faux, de la médecine.
La logique de la théorie des humeurs
« On croyait autrefois que les dieux étaient à l’origine de la maladie, indique Laurent Turcot. Et que pour guérir, on devait les implorer ». La santé était ainsi garante de la volonté divine. Il fallut attendre le Ve siècle avant Jésus-Christ pour qu’Hippocrate, que l’on considère aujourd’hui comme le père de la médecine, avance l’idée que la maladie et la santé ne dépendent pas des dieux. Selon lui, ils découleraient plutôt d’un déséquilibre entre le corps et la nature (ou l’Univers).
De l’avis d’Hippocrate, la guérison exige de rétablir les liens brisés en offrant au corps une dose de nature, processus que l’on nomme en latin le vis medicatrix naturae (la nature guérit). La théorie d’Hippocrate, qui se base sur quatre principes toujours valides1, a d’ailleurs fait son chemin jusqu’à Galien, ce grand médecin grec du IIe siècle de notre ère ayant travaillé avec des gladiateurs et examiné leur corps, puis jusqu’à la théorie des humeurs, dans l’Antiquité.
Vous avez certainement déjà entendu des expressions comme « de mauvaise humeur », « se faire de la bile noire », ou encore « être mélancolique, colérique, flegmatique ». Bien qu’elles réfèrent de nos jours à une réalité culturelle, ces locutions étaient anciennement associées à ce que l’on appelle la « théorie des humeurs », une théorie incontournable de l’histoire de la médecine qui servait jadis à expliquer la santé du corps.
La théorie des humeurs affirme que le corps (le microcosme) est directement lié à l’Univers (le macrocosme) grâce à un système formé de quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire et flegme). Chacune d’elles est associée de manière symbiotique à plusieurs facteurs comme l’âge de la vie, le tempérament, la saison, la qualité, les éléments, etc. (voir la diapositive ci-dessous).
Même si on la sait aujourd’hui complètement fausse, la théorie des humeurs se voulait très rationnelle et cohérente à l’époque. En effet, elle permettait aux médecins de constater facilement les différentes relations entre ses éléments et de poser un diagnostic à partir des observations faites sur le patient. Par exemple, une personne colérique présentait un excès de bile jaune ; une personne mélancolique, un excès de bile noire. Pour la guérir, le médecin devait rétablir l’équilibre en restaurant les flux entre le corps et l’Univers. Pour ce faire, rien de mieux qu’une saignée, puisque le sang porte en lui les humeurs. En retirant du sang de l’organisme, on permettait donc au fluide de se renouveler et de dissiper les excès d’humeurs. Le malade pouvait alors retrouver la santé. Du moins, c’est ce que l’on croyait.
Fait intéressant : on pensait à l’époque que le corps contenait 22 litres de sang et qu’on pouvait sans problème en extraire entre 12 et 15 litres !
L’illumination scientifique de la Renaissance
Pendant les siècles suivants, des médecins viennent peu à peu ébranler la théorie des humeurs en tentant de mettre en application les écrits des grands savants tels que Gallien et Hyppocrate. La Renaissance apparaît dès lors comme une période d’illumination scientifique au cours de laquelle s’opère une révolution complète de la médecine.
André Vésale sera l’un des premiers médecins à faire le lien entre une médecine théorique et une médecine pratique, et à constater que le fonctionnement réel du corps ne correspond pas exactement aux théories anciennes. Il demandera d’ailleurs à des artistes d’immortaliser ses observations de l’
Plusieurs œuvres peintes au cours de la Renaissance démontrent également avec aplomb ce changement de paradigme par l’acquisition de connaissances médicales concrètes chez les médecins de l’époque . La toile de Rembrandt Harmenszoon van Rijn, intitulée , est l’une des premières à montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur du corps, ce qui fait d’elle une œuvre cruciale autant dans l’histoire de l’art que de la médecine. Au centre du tableau, étendu sur une table, le corps nu d’un condamné à mort, un bras ouvert et disséqué. Autour de lui, le Dr Tulp et ses confrères, drapés de noir, venus assister à une leçon d’anatomie pour faire avancer la science.
L’ère de la lobotomie
Plus près de nous, au XIXe siècle, un troisième moment marquant de l’histoire de la médecine s’est écrit, presque sous nos yeux. En 1880, le psychiatre suisse Gottlieb Burckhardt met au point la lobotomie, une nouvelle technique visant le traitement de troubles mentaux. Pour prouver l’efficacité de son concept théorique, il entreprend de retirer une partie du cerveau de six de ses patients. Résultat : deux d’entre eux décéderont des suites de l’intervention et, parmi les survivants, deux deviendront plus calmes, la condition d’un autre s’améliorera légèrement et le dernier sera foudroyé par des convulsions. Burckhardt jugera les résultats de son expérimentation suffisants pour déclarer la lobotomie efficace !
En 1935, soit quelques décennies plus tard, on raconte que le neurophysicien John Farquhar Fulton et son collègue Carlyle Jacobsen se seraient présentés au Congrès international de neurologie avec deux chimpanzés ayant subi l’ablation du lobe frontal du cerveau. Egas Moniz et Pedro Almeida Lima, impressionnés par ces résultats, entreprirent de développer une nouvelle technique de lobotomie, la leucotomie, qui consistait à percer deux trous dans la tête du patient et à lui injecter de l’alcool éthylique pur dans le cortex préfrontal dans le but, de détruire les fibres de connexion neuronales. Sur 20 cobayes, seulement 7 montreront une amélioration de leur condition, accompagnée toutefois d’effets indésirables pour le moins désagréables : vomissements, incontinence urinaire et fécale, troubles de la vision, apathie, léthargie, désorientation, et même cleptomanie.
À son tour, le médecin américain Walter Jackson Freeman reprend les données de ses prédécesseurs sur la lobotomie visant sectionner tout ou partie des connexions du lobe frontal avec le reste du cerveau. Désirant travailler plus vite et à l’extérieur du bloc opératoire, il peaufine la lobotomie transorbitale, qui consiste à glisser un pic, l’orbitoclaste, au-dessus de l’œil à l’aide d’un maillet. L’opération peut désormais s’effectuer au domicile du patient, en moins de 10 minutes. Près de 4 000 personnes passeront sous le maillet de Freeman, dont de nombreux mineurs et la tristement célèbre Rosemary Kennedy. La procédure, associée à environ 15 % de décès, sera très contestée par la communauté médicale, ce qui n’empêchera pas plusieurs médecins de continuer à offrir des lobotomies pour guérir les « personnalités exubérantes ». La chanteuse Alys Robi sera malheureusement du lot.
En retraçant ces trois moments marquants de l’histoire de la médecine, on constate qu’il devient facile de juger les pratiques médicales du passé. Pourtant, selon les savoirs et les conditions de l’époque, la pratique médicale se voulait très cohérente, voire rationnelle. Comme le rappelle Laurent Turcot, « on doit parfois se décentrer de sa réalité pour comprendre celle de l’autre ». De cette manière seulement serons-nous en mesure de prendre un pas de recul et d’envisager que les pratiques reflètent les connaissances d’une époque et ses limites. Et qui sait : à voir la vitesse à laquelle évolue la médecine aujourd’hui, les pratiques médicales actuelles seront peut-être remises en question demain.